Malbec à Bordeaux : Renaissance naturelle et enjeux d’un cépage oublié

7 juin 2025

L’histoire singulière du malbec : un oublié du Bordelais ?

C’est une silhouette qui faisait jadis la fierté des coteaux girondins. Le malbec – ou côt, ou pressac – s’épanouissait dans les assemblages, jusqu’à représenter, il y a deux siècles, près de 80% des surfaces plantées à Cahors, mais aussi une belle part du vignoble bordelais (source : Vitisphere). Ce cépage, que l’on imagine aujourd’hui surtout du côté du Lot ou de l’Argentine, a longtemps infusé Bordeaux de profonds reflets violets et d’une structure singulière. Chassé ou presque par le gel de 1956 — qui en brisa nombre de ceps fragiles —, le malbec ne compte plus que pour 1 à 2% du vignoble girondin (Bordeaux.com).

Mais à l’écoute des parcelles, dans un millésime sec comme dans une saison pluvieuse, le malbec chuchote encore sa présence, portée par quelques vignerons résistants, qui lui trouvent une force d’expression inédite… Surtout lorsqu’il s’efface de l’ombre du merlot ou du cabernet pour exister, nu, sans maquillage, ou presque. Là s’ouvre une fenêtre fascinante : celle du malbec vinifié en rouge naturel, à Bordeaux.

Qu’entend-on par “vin rouge naturel”, et quels défis à Bordeaux ?

Avant d’espérer sentir le parfum franc du malbec nature, il faut s’accorder : qu’entend-on par vin naturel ?

  • Une agriculture biologique ou biodynamique (pas d’intrant de synthèse à la vigne, respect du sol, de la vie microbienne et du cycle naturel de la plante).
  • Vendanges manuelles, pour sélectionner et préserver au mieux les raisins et leur vitalité.
  • Vinification sans ou avec un minimum de soufre (parfois aucun ajout, ou un total inférieur à 30 mg/L à la mise) et proscription de tout additif œnologique (enzymes, levures, tanins exogènes, acidifiants…).

Sous le climat bordelais – humide, parfois généreux en maladies cryptogamiques, et avec un patrimoine technique longtemps basé sur l’assemblage et l’élevage poussé –, élaborer un vin rouge naturel relève d’un engagement exigeant. Le malbec, avec sa maturité précoce, sa peau épaisse et sa sensibilité à la pourriture grise, réclame de l’observation et de l’à-propos.

En 2021, selon la Fédération Nationale Interprofessionnelle des Vins de l’Agriculture Biologique (FNIVAB), seulement 8% environ des surfaces viticoles bordelaises sont certifiées bio (contre 2% en 2010), mais la proportion de vignerons vinifiant sans intrant ni sulfite ajouté reste minime.

Le malbec, terrain d’expression pour le vin naturel ?

Ce que le malbec apporte au vin naturel

Reconnaissons-le : le malbec, dans ses plus beaux jours, sait à la fois donner de la couleur, une densité florale, un fruité noir éclatant (mûre, prune, cerise noire), mais aussi — s’il n’est pas discipliné — des tanins massifs, parfois rugueux.

  • En nature, sans chaptalisation ni acidification, le malbec révèle une sincérité brute, une profondeur aromatique singulière. Les anthocyanes, responsables de la couleur, se libèrent en intensité, mais sont plus vulnérables à l’oxydation si la vinification n’est pas parfaitement maîtrisée.
  • Les tanins, souvent imposants, demandent un raisin à maturité physiologique, une extraction douce et sans excès (on évite les remontages énergiques, on privilégie l’infusion longue), sous peine de produire des vins durs.
  • L’acidité naturelle du malbec, dans un climat tempéré comme Bordeaux, peut être une alliée précieuse pour l’équilibre des vins sans soufre, qui risquent plus facilement la lourdeur ou le défaut d’hygiène.

Quelques réalisations emblématiques à Bordeaux

Malgré la rareté du malbec en mono-cépage sur la rive gauche ou dans l’Entre-Deux-Mers, certains domaines pionniers explorent la voie naturelle, souvent à l’écart des appellations les plus prestigieuses (où malbec et vin nature ne sont pas toujours compatibles sur le plan réglementaire).

  • Les Chais du Port de la Lune à Bordeaux proposent la cuvée “Malbec sur Sable”, vinifiée sans intrant, à la franchise tactile et presque saline, toute de fleurs fraîches et de ronce, loin de toute caricature boisée.
  • Château Lafitte (Landes, proche Bordeaux), en biodynamie, façonne un malbec “Zen” pur, sans sulfite ajouté, qui conjugue énergie et finesse, dans une robe presque grenat translucide — un exemple du potentiel du cépage en version nature.
  • Château Lapuyade s’est illustré avec des essais sur le malbec, destiné à des cuvées le plus naturel possible (La Cave B), mais la plupart des expérimentations demeurent discrètes, peu relayées dans la presse spécialisée.

Leurs retours convergent : une maîtrise scrupuleuse des maturités, des tris sévères, des surveillances de cave au jour le jour, et une humilité face aux millésimes complexes.

Pourquoi si peu de malbec nature à Bordeaux ? Obstacles et perspectives

Les verrous structurels et réglementaires

Plusieurs contraintes freinent l’expansion du malbec en vin naturel à Bordeaux :

  • Poids des assemblages “classiques” : La tradition locale favorise le merlot, le cabernet sauvignon, reléguant le malbec à un rôle mineur dans l’assemblage, “pour la couleur”, au point qu’il sort rarement en cuvée pure.
  • Choix des clones et du porte-greffe : Les clones les plus plantés à Bordeaux après-guerre étaient souvent sélectionnés pour leur rendement plus que pour la qualité en nature, rendant l’adaptation au “nu sans artifice” plus risquée.
  • Peur des faux-pas sensoriels et des critiques : Le naturel ne laisse aucune place à l’à-peu-près ; or, la fragilité du malbec face à la pourriture ou au botrytis, dans un climat parfois capricieux, fait fuir les vignerons les plus prudents.
  • Marché et communication : Bordeaux a construit sa renommée sur des styles “académiques” ; déroger à ce profil (avec un malbec nature, évocateur d’outsider) risque de déstabiliser des réseaux commerciaux, déjà fragilisés par la crise.

De nouveaux élans, entre micro-cuvées et micro-climats

Reste que le paysage change. Selon la Chambre d’Agriculture de Gironde (2023), le malbec regagne chaque année une centaine d'hectares en plantations, porté par la volonté de diversifier la palette ampélographique locale. La vague nature, stimulée par la nouvelle génération de vignerons curieux, encourage à replanter du malbec sur des terroirs drainants (terrasses graveleuses, argilo-calcaires bien exposés), à revaloriser les vieilles souches oubliées ou à réhabiliter des micro-parcelles en culture biologique/biologique dynamique – conditions sine qua none pour envisager une vinification naturelle.

Certains consommateurs infatigables de nouveautés recherchent aujourd’hui des cuvées 100% malbec “naked wine” — fruit pur, jus digeste, minéralité insoupçonnée. On les trouve parfois au détour de bistrots bordelais engagés, chez des cavistes amis du vivant, lors de salons confidentiels (ViniCircus, ViniNatural, BioCave…), ou par bouche-à-oreille passionné.

Approche sensorielle : comment reconnaître un malbec naturel bordelais au nez et en bouche ?

Si vous avez la chance — ou la curiosité active — de goûter un vin rouge naturel issu de malbec dans le Bordelais, voilà ce que vous pourrez observer :

  • Robe : profonde, violacée, parfois trouble et vivante, surtout sur des cuvées sans filtration.
  • Nez : fruits noirs en pagaille (mûre, cassis, prune bleue), relevés par des notes de violette, de réglisse, parfois une touche de cuir ou de terre chaude.
  • Bouche : attaque franche, dense, puis une migration toute en fraîcheur ; tanins fondus en version maîtrisée, ou plus sauvages si non domptés. Si la vinification est réussie, la finale se fait juteuse, sapide, réjouissante.
  • Évolution : sur le fil du temps, les vins naturels de malbec à Bordeaux gagnent souvent en finesse d’épices, restent digestes (pas de boisé dominateur ni de lourdeur).

Attention : la fragilité du vin nature se révèle parfois dans des notes animales, de réduction, ou un fruit qui “file” trop vite — preuve du risque pris mais aussi de la beauté du geste.

Ce que disent les vignerons — et le malbec, dans tout ça ?

À chaque débat autour du malbec naturel, les voix des vignerons bordelais reviennent, teintées d’humilité. Beaucoup racontent leur fascination pour la capacité du cépage à traduire, sans trompe-l’œil, la vérité du millésime et du sol. Certains imaginent déjà le retour timide du malbec “nu” comme une chance pour Bordeaux de renouer avec sa pluralité historique, loin des stéréotypes.

L’aventure ne fait que commencer : le malbec, longtemps condamné à la disparition régionale, se rêve aujourd’hui comme l’un des symboles du Bordeaux vivant, audacieux, libre — une alternative à la “noblesse” parfois figée des assemblages canoniques.

Horizons : le malbec nature, une page blanche à écrire, un élan collectif à accompagner

La rencontre entre le malbec et la vinification naturelle à Bordeaux n’en est qu’à ses balbutiements, mais elle incarne une belle promesse d’expressions nouvelles. Partout où l’on laisse s’exprimer les vieilles souches, où le raisin se travaille sans technologie coercitive, une part d’imprévu, de toucher humain, d’écoute patiente du végétal, infuse les verres.

Les obstacles restent prégnants, qu’ils soient techniques, économiques ou culturels. Néanmoins, la vigueur du malbec, sa capacité à générer du plaisir goûteux sans artifice, suggèrent que Bordeaux n’a pas fini de nous étonner, dès lors qu’on laisse parler la diversité de ses cépages… et de celles et ceux qui les font vivre.

Qui sait si demain, un malbec nature du Bordelais ne deviendra pas le secret le mieux gardé des amateurs de vins vivants ? Tendez l’oreille à la vigne et au vin : il se pourrait bien que la réponse soit déjà là, tapie dans un verre joyeux, vibrant, sans déguisement…

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