Merlot nature : l’équilibre à contre-courant

30 mai 2025

L’éternel merlot, héritage et paradoxes

Évoquer Bordeaux, c’est convoquer le merlot sans le citer. Et pourtant, ce cépage qui couvre près de 66% de l'encépagement girondin (Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux, 2023) reste paradoxal. Choyé, boosté, taillé pour l’hégémonie mondiale, il est parfois accusé de tous les maux : excès de rondeur, formatage, facilité commerciale. Mais si on le dépouille du bois neuf trop vanillé et des levures commerciales, que lui reste-t-il ?

Dans l’univers du vin naturel, le merlot file souvent une sale réputation, boudé au profit de cabernet franc ou d’anciens cépages retrouvés : certains vignerons parlent d’une "paresse structurelle", d’autres d’un "masque" qui uniformise le terroir. Pourtant, des rouges naturels issus de merlot existent, ils chantent juste, certains même nous émeuvent par leur équilibre vibrant. Où se trouvent alors les clés de cet équilibre ? Paroles de vigneron·nes, expériences de cave, mémoire de terroir : explorons le merlot nature sans œillères.

Comprendre le cépage merlot : atouts, faiblesses et variables

La nature du merlot, c’est d’abord la promesse d’une maturité précoce, de baies généreuses et d’une texture aimable. Son profil aromatique oscille entre prune, mûre, violette, parfois des notes de truffe ou de cuir. Ce cépage demande un sol frais, argileux ou limoneux, capable de lui donner de la colonne vertébrale pour éviter la mollesse qui guette sur terroirs trop fertiles.

Ses atouts ?

  • Souplesse tannique : tanins veloutés, bouche ronde.
  • Richesse aromatique : fruits noirs, parfois épices douces à maturité optimale.
  • Adaptabilité : bon rendement mais aussi capacité à s’exprimer pleinement si contrôlé.
Ses pièges ?
  • Acidité parfois faible : risque d’alourdir l’équilibre, surtout dans les millésimes chauds ou surmûris.
  • Alcool potentiellement élevé : concentration parfois excessive en cas de surextraction ou de surmaturité.
  • Oxydation : la faible acidité et la richesse en matières peuvent favoriser l’oxydation si le vin n'est pas maîtrisé.

Dans la perspective nature, où l’on guide plutôt qu’on corrige, savoir composer avec ces qualités et ces faiblesses devient un défi technique autant que sensible.

Vinification sans filet : les défis du naturel avec le merlot

Vouloir un merlot naturel équilibré, c’est accepter d’abandonner une part de contrôle. L’absence de sulfites, de levures sélectionnées, de filtration, ramène chaque choix de cave à sa matérialité : tout se joue à la vigne, puis au pressoir, puis à la patience du vigneron.

  • Le travail du sol : Sur argiles ou graves, l’enherbement se révèle précieux pour modérer la vigueur du merlot et favoriser une concentration naturelle. Beaucoup de domaines natures bordelais osent le labour léger, l’enherbement permanent ou le pâturage pour garder des sols vivants et une vendange moins précoce.
  • Les vinifications courtes : Macérations de 5 à 10 jours pour préserver le fruit, éviter la lourdeur. Certains, comme Laurent Cassy du Château Chillac (site officiel), pratiquent la vinification en grappes entières pour apporter fraîcheur et tension.
  • Levures indigènes : Elles renforcent l’expression du lieu. Mais le merlot, par nature, mute vite dans le moût. Le pied de cuve, la maîtrise des températures deviennent essentiels pour éviter la volatilité ou les déviances lactiques.
  • Soutirage minimaliste ou élevage en cuve : La barrique neuve tend à fuir, pour ne pas maquiller ; certains préfèrent la jarre ou le foudre, plus neutres et plus propices au respect de la matière première.

Tous ces choix révèlent une même question : comment faire du merlot sans corset, qui tienne dans la durée, sans tomber dans l’excès ni dans la maigreur ?

Merlot nature : des exemples d’équilibres réussis

On entend souvent dire que le Bordeaux nature est condamné à la caricature, à la verdeur ou à la lourdeur. Parmi les entrevues menées ces dernières années, quelques noms reviennent, autant de preuves qu’un merlot naturel peut produire un rouge subtil, agile, d’une remarquable digestibilité.

  • Château Le Puy : Leur cuvée "Émilien" offre à chaque millésime des rouges droits, soyeux, où le merlot (85% de l’assemblage) ne surjoue pas l’épaisseur. Maturation sur lies fines pendant 24 mois, sans collage ni filtration, et moins de 10 mg de SO2 total (site officiel).
  • Domaine Emile Grelier : En Côtes de Bordeaux, la cuvée "Solego" présente une structure étonnamment vive et digeste, bien loin des stéréotypes du merlot huilé. Certifiés en bio depuis 2019, le travail sur sols argilo-calcaires et l’interruption de la fermentation malolactique en font un vin d’une énergie rare (Emile Grelier).
  • Closeries des Moussis : Alexandra et Pascale défendent le merlot nature en le plaçant en cohabitation avec du cabernet franc, obtenant ainsi fraîcheur et équilibre, même sans soufre. La vinification "main dans la main" et l’absence de chaptalisation contribuent à préserver la buvabilité et la pertinence aromatique (Closeries des Moussis).

À chaque fois, le même constat : l’équilibre ne provient ni du cépage seul, ni même du terroir isolément, mais de la vivacité d'ensemble, de gestes précis, d’une finesse d’interprétation entre récolte, vinification et élevage.

Équilibre, sans artifice : quels repères en dégustation ?

Un merlot naturel équilibré n’est pas qu’une prouesse technique ; il doit aussi offrir une expérience sensorielle complète. Quelques repères distinguent ces vins des rouges conventionnels :

  • Tension et fraîcheur : Souvent plus présente grâce à une récolte précoce, à des rendements maîtrisés, et à une absence de surmaturité.
  • Fruit clair, jamais confituré : L’aromatique évolue entre le fruit frais (cerise, cassis) et le végétal noble (ronce, herbes séchées).
  • Tanin soyeux mais présent : Ils peuvent surprendre par leur maturité, mais la mâche n’est pas absente.
  • Finale saline ou minérale : Marqueur d’un sol vivant plutôt que d'un élevage en bois, un vibrant écho du terroir plutôt qu’un effet de style.

Il n’est d’ailleurs pas rare que ces vins, servis légèrement rafraîchis, révèlent d’autres facettes au fil du repas, gagnant parfois en profondeur, parfois en légèreté, toujours en authenticité.

L’équilibre, question de regard et de confiance

Le débat sur le merlot naturel, c’est aussi celui sur les attentes du dégustateur. L’équilibre, pour le palais formé à la tradition bordelaise, rime souvent avec structure, profondeur, potentiel de garde. Les valeurs du vin nature, elles, s’ancrent dans la vivacité, le fruit, la buvabilité immédiate, la sincérité du geste plus que dans l’idée d’un vin muséal.

Il reste que le merlot nature se dessine selon le millésime et la main qui le guide. Sur 2021, millésime plus frais, la tension sur certains merlots natures a dépassé ce que l’on croyait possible à Bordeaux : acidité de 3,7 g/L sur certains lots, contre une moyenne classique de 3,2-3,4 g/L dans les Bordeaux rouges traditionnels (Vigne & Vin). Les rouges 2020-2022, plus solaires, témoignent d’un retour à la pleine maturité exprimée avec retenue grâce à la souplesse du travail naturel.

Le réglage est millimétré, bâti sur la confiance en la matière, le courage du non-interventionnisme, et cet art discret de l’assemblage ou du choix du contenant qui n’a rien à envier aux plus grands techniciens.

Vers un Bordeaux vivant, singulier et pluriel

Ce que démontre la nouvelle garde du merlot naturel, c’est la capacité du cépage à s’affranchir de ses caricatures. Entre texture aérienne et élans terriens, tension fruitée et profondeur, le merlot s’offre à qui veut bien le regarder autrement. Les exemples cités, et tant d’autres moins médiatisés, prouvent que Bordeaux n’a pas fini de se réinventer, ni de dérouter dans sa quête de sincérité.

Aux amateurs curieux, à celles et ceux qui pensent que l’équilibre s’invente loin des routes balisées : le merlot, cépage du passé autant que de l’avenir, reste un terrain d’expérimentation inépuisable pour qui ne craint pas les chemins naturels, les légères aspérités, les surprises de la fermentation, et l’évidence d’un fruit libéré. Dans la prochaine dégustation, pourquoi ne pas se laisser déplacer par un Bordeaux nature, juste pour sentir la vibration d’une autre vérité ?

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