Vieilles racines, nouveaux horizons : les cépages rouges des vins naturels à Bordeaux

27 mai 2025

Le merlot, pilier sensible du vin nature bordelais

Impossible d’ouvrir le chapitre bordelais sans s’attarder sur le merlot. Star nationale, couvreur du quart des surfaces viticoles françaises (source : FranceAgriMer), il façonne le profil de tant de rouges ici.

Mais le merlot est-il vraiment fait pour l’aventure naturelle ? La question surgit souvent à nos tables de dégustation. Très productif, sensible à la coulure, il a la réputation d’avoir besoin de contrôle pour éviter la lourdeur.

Pourtant, sur les sols vivants, sans intrants, il change de visage. Vinifié nature, le merlot révèle une fraîcheur insoupçonnée : arômes de fruits noirs croquants, tanins souples, petit grain de sel et sève. Quand la vigne est peu chargée de raisins, plantée sur terroirs frais (argiles, limons), on obtient des vins juteux, élégants, loin des caricatures confiturées. Des domaines pionniers comme Les Chais du Port de la Lune ou Château Cazebonne offrent ainsi des merlots naturels tout en équilibre, parfois servis légèrement rafraîchis. On s’éloigne du canon international pour retrouver le merlot paysan, charnel, immédiat.

  • Surface à Bordeaux : Environ 65% de l’encépagement rouge (source : CIVB)
  • Vieillissement : Intéressant sur 2-8 ans pour les rouges naturels, évoluant vers la violette ou la truffe mûre

Cabernet franc : la voix libre du fruit

En bordelais, le cabernet franc reste dans l’ombre du sauvignon, mais il offre une couleur et une voix singulière à la vague nature. Ce cépage, célébré à Chinon et Bourgueil pour sa franchise aromatique, montre tout son potentiel dans les assemblages et monocépages rouges naturels.

Sans filtration, sans collage, il évoque le poivron mûr, la framboise-même la rose ancienne. Sa structure, plus digeste que celle du cabernet sauvignon, facilite la vinification sans soufre, car l’acidité naturelle du cépage protège le vin et limite les déviations microbiennes. Les cuvées de cabernet franc naturel séduisent par leur franchise : bouche aérienne, vibration de fruits rouges, tanin soyeux, et cette élégance florale qui éclaire le verre.

  • Utilisation : Surtout en assemblage, mais de plus en plus de cuvées 100% franc émergent
  • Intérêt pur vin naturel : Parfait pour la macération carbonique et les vendanges précoces

Cabernet sauvignon : une adaptation sous contraintes

Monument du bordelais, le cabernet sauvignon occupe près de 23% des rouges (source : CIVB). Cépage tardif, il offre un squelette tannique, une capacité de garde et une puissance aromatique (cassis, cèdre, graphite) adulées par l’école classique.

Mais est-il à l’aise dans le dépouillement du vin naturel ? Sur des millésimes chauds ou des terroirs maigres, un cabernet sauvignon cueilli trop tôt sera âpre, marqué par le végétal (pipérine, herbacé), difficilement apprivoisé sans interventions œnologiques (collages, chauffage, bois neuf, soufre...). Les vignerons nature l’utilisent donc avec attention : vendanges à pleine maturité, macérations douces, extractions minimales, pour que le fruit domine le tanin. Ainsi, certains artisans réussissent des cabernets sauvignon naturels frais, ronds et précis, qui défient les stéréotypes. Mais ces bouteilles restent minoritaires et demandent un vrai doigté.

  • Adaptation : Difficile sans soufre sur mauvais millésimes, mais possible avec grand soin
  • Assemblage privilégié : Avec du merlot et parfois des anciens cépages pour l’adoucir

Malbec : la revanche d’un oublié

Boudé après les crises du XIX siècle (mildiou, gel, phylloxéra), le malbec – appelé ici côt ou pressac – retrouve des aficionados. Cépage à petits grains noirs, il donne de la couleur, du fruit, et une note épicée lorsqu’il n'est pas sur-extrait.

En nature, le malbec de Bordeaux (moins tannique que son cousin argentin) s’exprime dans des notes de myrtille, de violette, d’olive noire, parfois d’encre. Sa structure l’aide à se passer de soufre et d’extrants, mais il révèle aussi une certaine fragilité oxydative si la vinification est bâclée. Quelques domaines pionniers, comme Château Cazebonne, relancent des plantations pures de malbec en vin nature, en mode glouglou ou profond, au fil des millésimes.

  • Part de l’encépagement à Bordeaux : Moins de 1%
  • Avantage naturel : Riche en polyphénols, idéal pour les courtes macérations et vins de soif

Renaissances et expérimentations : les cépages oubliés

L’univers du vin nature réveille aussi les vieux cépages bordelais, écartés par la standardisation. Castets, Saint-Macaire, Bouchalès, ou encore Mancin confèrent aux vins rouges naturels de Bordeaux une dimension historique et une surprise aromatique, tout en apportant souvent une résistance naturelle à la maladie ou à la sécheresse (source : INRAE, projet VITAE).

Réintroduits à petite échelle, ces raisins redonnent couleur, rusticité, ou fraîcheur, bousculant la routine sensorielle. Ils sont plébiscités dans des micro-cuvées, souvent assemblés pour gagner en complexité et préserver la diversité génétique du vignoble. Ces pratiques seront peut-être demain la norme face au changement climatique et à la dépendance aux traitements chimiques.

  • Castets : bonne résistance au mildiou, couleur profonde, petite acidité
  • Bouchalès : peu productif, vigoureux, retour du fruit rouge frais
  • Mancin : tanins souples, aromatique suave, historique bordelais

Les assemblages rouges naturels : fidélité et fantaisie

Alors, de quelles alliances se nourrissent ces vins rouges naturels ? Si la tradition bordelaise veut le trio merlot, cabernet sauvignon, cabernet franc, le vin nature s’autorise de nouvelles associations :

  • Merlot dominant : Souvent sur une base de 60-70%, complété du franc ou du sauvignon pour la structure
  • Malbec/Cabernet Franc : Dans certaines microcuvées, pour vivacité et tension
  • Cépages oubliés : De 5 à 30% dans certaines cuvées réhabilitant la diversité originelle

Dans la logique nature, l’assemblage se fait généralement sur jus (pas sur vin fini), ce qui évite les interventions correctives. Les proportions varient en fonction du millésime, du terroir, de l’intuition du vigneron et parfois du hasard – ce qui explique la grande diversité stylistique d’un domaine à l’autre.

Résistance sans chimie : quels cépages s’en sortent ?

Dans les vignes naturelles où le cuivre et le soufre sont utilisés avec parcimonie, le choix du cépage joue un rôle essentiel. Voici quelques observations glanées dans le vignoble :

  • Malbec : Bonne résistance au mildiou, moins sensible à l’oïdium, grappes aérées
  • Cabernet franc : Plutôt robuste vis-à-vis du mildiou mais craintif avec la pourriture grise
  • Cépages oubliés (Castets, Arinarnoa) : Riches en tanins, adaptés à la sécheresse et aux faibles traitements
  • Merlot : Sensible à la coulure et au mildiou, mais se défend bien par bonnes années ou sols vivants

Les cépages hybrides résistants (ex : Vidoc, Artaban) sont testés à Bordeaux mais encore très minoritaires en vin naturel, car ils impliquent une rupture plus radicale avec la tradition et le goût.

Cépage et besoin de soufre : une interaction subtile

Le vin naturel ne saurait se passer d’une réflexion sur le soufre. Or, chaque cépage influence cette question. Les raisins à peau épaisse et riche en tanins (malbec, castets, cabernet sauvignon) protègent mieux le vin contre l’oxydation et les bactéries. À l’inverse, le merlot ou le bouchalès vinifiés en douceur peuvent demander plus d’attention (travail en réduction, suivis précis), sous peine de dérive aromatique (volatile, souris, etc.). Aussi, certains vignerons décident de sulfiter très légèrement (10-20mg/l, contre 150mg/l souvent autorisés en vin conventionnel - source : European Food Safety Authority), en particulier sur les millésimes chauds ou vendanges fragiles.

Les cabernets, francs ou sauvignons, s’avèrent donc précieux dans ce contexte, car leur acidité naturelle et leur structure tannique permettent de limiter, voire d’éviter, l’usage du soufre lors des vinifications.

Naturel rime-t-il toujours avec cépage traditionnel ?

Derrière l’étiquette « nature », se cache aussi une volonté de réinventer le paysage ampelographique bordelais. Si la majorité des rouges naturels utilisent encore les cépages classiques, l’émergence de microcuvées en monocépage (castets, bouchalès, malbec pur) ou d’assemblages improvisés rappelle que l’essentiel n’est plus forcément la conformité aux cahiers des charges AOC mais le goût du terroir, le patois du millésime, la liberté créative. Certains vignerons collaborent avec l’INRAE pour introduire de vieux plants ou de nouveaux croisement, repensant le rapport à la maladie, au climat et à la singularité.

De plus, les rouges naturels autorisent des méthodes exploratoires : co-fermentations, vendanges en grappes entières, macérations courtes façon primeur ou longues façon « amphore » – autant d’expériences qui changent la donne par-delà le simple choix variétal.

Comment choisir son cépage pour vinifier naturellement ?

Le choix du cépage dépend avant tout du désir du vigneron et du contexte du lieu. Voici quatre questions-clés, souvent abordées avec ceux qui osent le changement :

  1. Quel est le type de sol, le microclimat, le relief ? (le cabernet sauvignon aime le grave, le malbec l’argile, le merlot l’humide...)
  2. Quel type de vin cherche-t-on : de la garde, du fruit immédiat, de la tension, de la douceur ?
  3. Quelle sensibilité aux maladies veut-on éviter pour limiter les traitements ?
  4. Quelle est la place du cépage dans l’histoire familiale, sociale ? (transmettre l’héritage, inventer autre chose...)

À Bordeaux, on observe un retour aux sélections massales, là où l’on prélève les bois sur des vieilles vignes résistantes et bien adaptées au sol local, plutôt que de choisir des clones industriels. Cette démarche, plus longue et risquée, nourrit deux enjeux essentiels du vin nature : la résilience face au changement climatique, et l’identité singulière de chaque bouteille.

Un vignoble en mouvement

Les rouges naturels de Bordeaux forment un kaléidoscope de couleurs et de cépages, bien loin des clichés d’opulence ou d’uniformité. Derrière chaque flacon, un choix de variétés, un geste envers le vivant, une envie de dialogue entre passé, présent et avenir. Merlot, cabernets, malbec, castets, bouchalès et tant d’autres tracent ainsi de nouveaux chemins, où le goût retrouve le fil du lieu. Dans ce paysage, le cépage n’est pas qu’un outil technique : il est un écho à la terre, une promesse de diversité et d’émotion – pour peu qu’on sache l’écouter.

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