Quand les cépages oubliés réveillent le rouge naturel bordelais

10 juin 2025

Que cache le terme de « cépage oublié » ?

Il y a dans le grain d’un « cépage oublié » une odeur de tiroirs entrouverts dans le grenier familial. Des noms qu’on prononce à mi-voix : Castets, Saint-Macaire, Bouchalès, Pardotte… Ici, la mémoire du vignoble a flouté leurs contours : jusqu’au début du XX siècle, ces raisins étaient courants dans le Bordelais avant l’effacement progressif causé par le phylloxéra, la standardisation, et une obsession de la régularité qui séduisait marchés et négociants. Qu’est-ce donc, un cépage oublié ? Quelques repères :

  • Ce sont des variétés indigènes ou historiques, jadis cultivées dans la région mais largement disparues.
  • Ils survivent chez quelques vignerons passionnés, conservateurs ampélographes ou en collection INRAE.
  • Leur présence dans l’assemblage régional était autrefois normale : Bordeaux comptait – selon les recensements de 1857 (source : Edouard Féret) – une quarantaine de cépages rouges recensés, contre cinq majoritairement cultivés aujourd’hui.

Pourquoi les avoir délaissés ? Souvent parce qu’ils souffraient d’une « mauvaise réputation » : faible rendement, sensibilité climatique, arômes jugés atypiques, maturité difficile à obtenir… ou simplement car ils s’exprimaient en dehors du canon cabernet-merlot. Le retour des cépages oubliés, particulièrement dans la mouvance du vin nature, s’apparente à une reconquête du goût et de l’identité.

Nouvelle vague naturelle, anciens cépages : évidence ou paradoxe ?

Le vin naturel c’est, d’abord, une quête de sincérité — et le hasard peut y avoir sa place. Pas la standardisation. Notre imaginaire collectif associe volontiers Bordeaux avec la trilogie Merlot, Cabernet Sauvignon et Cabernet Franc : mais au fil des vignes, nous avons bu, parfois à l’aveugle, des rouges dont la trame surprenait—finesse du Bouchalès, notes antiques du Castets, fluidité du Saint-Macaire en vin rouge de soif.

  • Les cépages oubliés offrent des profils aromatiques inédits : fruits rouges frais, touche florale, tanins très souples ou au contraire, structure affirmée mais patinée, selon le mode de vinification. Rien à voir avec la puissance cabernetisée ou la rondeur merlotisée.
  • Adaptation climatique : Le réchauffement pousse à reconsidérer ces variétés. Exemple : le Castets, replanté expérimentalement à Bordeaux (voir programme INRAE et CIVB en 2019), mûrit tardivement et conserve son acidité. Il a intégré officiellement la liste des cépages d’avenir pour lutter contre la perte de fraîcheur dans le vin bordelais. (source : Vitisphère, Le Figaro Vin, CIVB)
  • Diversité génétique, biodiversité naturelle : Plus un vignoble se limite à trois cépages, plus il fragilise son équilibre écologique. Changer de paradigme va de pair avec la naturalité, le refus de produits chimiques… et la réintroduction de ces bouts d’ADN locaux oubliés.

En somme, travailler ces cépages aujourd’hui procède moins d’une nostalgie que d’une démarche de création, d’adaptation et de respect du vivant. Le vin naturel leur offre un terrain d’expression original : fermentation spontanée, macérations variées, cuvaisons courtes parfois… les gestes laissent libre cours à leur expression.

État des lieux : Où sont les rouges naturels issus de cépages oubliés ?

Certes, il ne s’agit pas (encore) d’une vague : la surface plantée de ces cépages à Bordeaux reste confidentielle. Castets, Mancin, Petit-Verdot, Saint-Macaire, Pardotte, Bouchalès, etc., représentent moins de 1 % de l’encépagement régional aujourd’hui (source : CIVB 2022). Mais quelques vignerons allument la mèche.

  • Closeries des Moussis (Valérie Labrousse & Pascale Choime, Arsac):
    • Un duo pionnier, biodynamistes, qui plantent Castets, Pardotte, Mancin noir et Saint-Macaire, dans une parcelle dédiée à la biodiversité. Leur cuvée “AILES” en assemblage majoritaire de Castets, vinifiée sans sulfite ni intrant, évoque un Bordeaux hors du temps.
  • Château de Bouillerot (Céline Hourcastagné, Mazères):
    • Petite surface en Bouchalès, une production rare, à la tension délicate et aux notes de pivoine, qui rappelle certains vins ligériens.
  • Château Chillac (Didier Michaud, Saint-Christoly-de-Blaye):
    • Sauvegarde du Saint-Macaire et du Pardotte, intégrés à des rouges de soif nature, éclatants, loin des standards boisés.

Notons enfin la micro-production de Jean-Pierre Amoreau (Château Lestage-Simon), mémoire du Merille (ou Périgord), et quelques tentatives de vignerons nature hors Bordeaux qui recherchent dans les cépages anciens un souffle nouveau.

Pourquoi tant d’obstacles ? Le casse-tête du cépage oublié en AOC

Planter du Castets pour un rouge naturel relève souvent du parcours du combattant réglementaire. Les AOC bordelaises se reposent sur une liste stricte, modifiée lentement pour introduire quelques « cépages d’avenir » (INAO, 2019). Mais un vigneron qui introduit 10 % ou plus de Castets à son vin ne pourra généralement pas revendiquer l’AOC Bordeaux, et il doit alors passer en Vin de France.

Cela crée un paradoxe surprenant : pour mieux exprimer la vraie richesse du terroir, il faut souvent s’affranchir de son appellation d’origine. Les vins natures, majoritairement en Vin de France, valent donc parfois manifeste culturel et politique.

  • Coût élevé des replantations et faibles rendements initiaux.
  • Marché encore frileux, même si la curiosité s’aiguise chez certains cavistes parisiens et amateurs “oenophiles-racontars”.

Difficile, mais pas impossible. Le soutien de pépinières engagées (ex : Pépinières Guillaume) et l’accompagnement d’association de vignerons nature (Syndicat des vins naturels, Renaissance des Appellations…) facilitent l’accès au plant originel.

Ce que goûtent “ces fameux rouges” issus des oubliés

Ici, on s’écarte de la fiche technique. Les rouges à cépages oubliés, vinifiés nature, bousculent l’attente du palais. Castets, par exemple, offre des rouges très frais, parfois floraux, toujours vibrants, plus acides et moins alcooleux que le Merlot. Le Bouchalès, structure fluide, fruité presque acidulé : la sensation d’un vin presque « digestif » et léger. Le Saint-Macaire rouge ? Il développe une aromatique de prune juteuse et d’épices fines, longiligne. Concrètement, dans le verre :

  • Pouvoir de vieillissement élevé, grâce à une acidité naturelle bien marquée.
  • Tanins souvent plus fins ou veloutés qu’attendu.
  • Arômes plus éclatants que les poids lourds classiques : fraise, groseille, myrtille, violettes, bourgeon de cassis, épices douces.

Ils portent souvent une dimension de digestibilité, chère aux amateurs de vins naturels. À l’aveugle, difficile de les ancrer “Bordeaux”. Preuve peut-être que l’identité bordelaise s’est longtemps construite plus par le marché que par la terre.

Enjeux écologiques : biodiversité, résilience, terroir retrouvé

Relancer les cépages oubliés, ce n’est pas seulement réanimer le folklore : c’est une question de biodiversité, de résistance et de créativité. Leur diversité génétique enrichit l’écosystème de la vigne :

  • Résistance accrue aux maladies (oïdium, mildiou…) pour certains, limitant l’intervention humaine et les produits phytosanitaires : idéal pour la philosophie nature.
  • Maturité tardive de certains, permettant une récolte moins sujette à la canicule, donc un équilibre naturel conservé sans correction œnologique.
  • Relocalisation du goût sur des marqueurs historiques, renouvelant la notion de terroir et d’appartenance.

Leur réhabilitation rejoint aussi des pratiques vertueuses : agroforesterie, culture en complantation, recherches sur les porte-greffes adaptés. Le blog Vitisphère notait que 65 % des nouveaux plantiers « expérimentaux » incluent aujourd’hui au moins un cépage oublié, signe d’une mutation lente mais bien réelle du paysage bordelais.

Ce qui vient…

Le réveil des cépages oubliés dans le rouge naturel bordelais n’a sans doute pas fini de surprendre. Non, Bordeaux n’est pas condamné à la répétition. Les vigneronnes et vignerons qui s’engagent dans cette voie écrivent une page nouvelle – ouverte à l’inattendu, à l’inconnu, à la marge ressuscitée. Certains institutionnels regardent encore cette tendance avec circonspection. D’autres y voient, comme nous, une chance de ré-enraciner Bordeaux dans sa diversité, sa beauté, et son goût de liberté. On ne reviendra peut-être jamais aux vignes d’antan – les rendements de ces cépages et la logique économique du vin mondial s’opposent parfois à leur retour massif. Mais, dans le rouge naturel, ils trouvent enfin une forme de reconnaissance : celle des vins sincères, colorés de mémoires, et résolument tournés vers demain.

En savoir plus à ce sujet :