Cabernet Sauvignon et vinification naturelle : possible mariage ou chimère bordelaise ?

5 juin 2025

Le cabernet sauvignon face à la question du « nature » : héritage, promesse, défi

De la vigne à la bouteille, le cabernet sauvignon incarne de nombreux paradoxes. Cépage phare de Bordeaux, il trône sur la scène internationale avec son cortège de tanins, de fruits sombres, de promesses de garde et d’arômes sophistiqués. Pourtant, un défi contemporain s’offre à lui : peut-il vraiment s’accorder avec l’exigence d’une vinification sans intrants – ces fameux vins natures dont la pureté, la franchise, séduisent autant qu’ils déconcertent les palais habitués à la patine d’un élevage classique ?

Pour comprendre ce qui se joue lorsqu’on tente de faire « nu » avec le cabernet, il faut revenir aux sources. Direction la vigne, là où tout commence.

Portrait du cabernet sauvignon : une matière première exigeante

Le cabernet sauvignon est le fruit d’un croisement, sans doute « naturel » lui aussi, entre le cabernet franc et le sauvignon blanc au XVIIe siècle. Il s’impose dès le cœur du XIXe siècle comme la colonne vertébrale du Médoc, et il intrigue même jusqu’en Australie, au Chili, en Californie, où il prend racine.

  • Maturité tardive : Le cabernet mûrit tard, il a besoin de soleil et de chaleur – trop peu de lumière et il ne donne que des tanins verts, des arômes de poivron, une acidité mordante. Selon l’IFV, à Bordeaux, il entre souvent à la cuve fin septembre ou début octobre, lors de vendanges parfois pluvieuses ou fraîches. Source : IFV
  • Peau épaisse : Il contient une grande proportion de polyphénols, qualités recherchées pour la garde… mais caprices pour la vinification sans filet (tannins astringents, couleur intense, potentiel oxydatif fort).
  • Richesse aromatique, mais...: Son profil classique (cassis, graphite, menthe, épices, parfois réglisse ou eucalyptus) se révèle sur de longues extractions, voire un élevage sous bois. Mais toute extraction trop poussée sans soufre peut vite tourner à des notes végétales ou animales inattendues.

Dans ce contexte, la vinification sans intrants, en particulier sans ajout de SO (soufre), pousse le cabernet sauvignon dans ses retranchements.

Sans intrants : comprendre les verrous techniques du cabernet sauvignon

Faire du vin sans intrants, c’est laisser le jus cheminer sans béquille, sans antiseptique, sans correcteur. Et dans ce grand bain, tous les cépages ne sont pas égaux.

  • Problème d’extraction : Les peaux épaisses nécessitent des extractions longues pour donner un corps puissant, mais sans SO pour contrôler les bactéries et l’oxygène, chaque remontage ou pigeage peut exposer les moûts à des déviations (volatile, réduction, Brettanomyces…).
  • Des tanins impérieux : Contrairement à un pinot noir ou même un merlot, le cabernet peut devenir anguleux, rugueux voire agressif s’il est bousculé, surtout en absence de la rondeur apportée par certains intrants. La clé réside alors dans la maîtrise du temps de cuvaison, parfois raccourcie drastiquement.
  • Fragilité à l’oxydation : L’oxydo-réduction du cabernet sans adjonction de soufre est une danse délicate : l’apport d'oxygène doit être infime pour éviter la volatilisation et la perte aromatique, mais pas nul sous peine d’évoluer sur des arômes de réduction (œuf pourri, animal, cuir).

Pour le vigneron, cela implique une viticulture ultra-précise (vendanges saines, maturité optimale), des gestes de cave soignés et une résistance à la tentation de « corriger » au moindre écart. Sans oublier le stress du bouchon : un cabernet nature mal protégé tourne plus vite qu’un autre. Selon La Revue du Vin de France (2022), moins de 2% des cabernets sans soufre sont embouteillés sans un minimum de contrôle analytique. Source : La Revue du Vin de France

Quelques réussites : faire parler le terroir, transformer l’austérité en énergie

Loin des cuvées standardisées, les plus beaux cabernets naturels ont souvent cette aura tactile : un fruit ténébreux, une bouche vive et sanguine, un toucher ferme mais jamais brutal.

  • Château Moulin Pey-Labrie (Canon-Fronsac) : Depuis plus de dix ans, une partie du vignoble est vinifiée en macération courte, sans SO ajouté, donnant un cabernet qui mêle cerise noire juteuse, amertume noble, finale crayeuse (Source : domaine).
  • Vignobles Engagé – Les Années Folles : Ce micro-négoce propose régulièrement des cuvées cabernet sauvignon sans intrants. Millésime 2020 : notes de groseille et de poivre, structure souple, même si la garde reste limitée à 2 ou 3 ans.
  • Pech Badin (Sud-Ouest, Lot-et-Garonne) : Sur des terroirs argilo-calcaires, le cabernet prend un accent sauvage, mais reste fringant – un vrai défi sensoriel, pour ceux qui aiment la verticalité du cépage.

Notons que dans de nombreux domaines où le cabernet se fait sans intrants, il est souvent coupé avec merlot ou cabernet franc, pour l’assouplir.

Pourquoi le cabernet résiste-t-il moins à la vague nature ?

Pourquoi, alors, trouve-t-on largement moins de cabernets vinifiés natures que de gamays, cinsaults ou grenaches ?

  • Consommation immédiate requise : Un cabernet nature doit souvent être bu jeune, contrairement à ses homologues traditionnels faits pour la garde.
  • Austérité du style : Les amateurs de vin vivant préfèrent la gourmandise et le fruit croquant de certains autres cépages, moins la dureté ou la retenue initiale du cabernet.
  • Conservatisme bordelais : Le poids des traditions à Bordeaux a longtemps privilégié la technicité, l’élevage, l’« écartement » du naturel comme une hérésie.
  • Moindres rendements qualitatifs : D’après NAT’Vin (collectif de vignerons nature), sur 25 cuvées dégustées en 2022, seules 4 exprimaient la juste personnalité du cabernet sans défaut aromatique marqué.

La prudence reste donc de mise : il existe d’admirables cabernets natures mais ils supposent humilité, adaptation et acceptation des millésimes qui ratent, des bouteilles susceptibles de surprises. Selon des statistiques du Wine & Spirit Education Trust, le cabernet sauvignon pur représente moins de 1,5 % de la production totale des vins naturels rouges en France (2021).

À quelles conditions le cabernet sauvignon trouve-t-il sa voie en vin nature ?

Tout n’est cependant pas affaire de fatalité ou de rigueur. Un cabernet peut s’émanciper, gagner en suavité, en soyeux, sans renier sa colonne vertébrale, à condition de :

  1. Travailler la vigne sans intrants dès l’amont : Équilibre du sol, taille minutieuse, contrôle de la vigueur pour éviter des tanins durs.
  2. Vendanger à maturité optimale : Tirer le sucre et la maturité des tannins à leur maximum, mais sans excès qui mènerait à des vins plats, alcooleux ou déséquilibrés.
  3. Limiter l’extraction : Macérations plus douces, remontages légers voire infusion à froid, style « vin de soif » si besoin.
  4. Maîtriser la température : De nombreux vinificateurs d’avant-garde optent pour des fermentations autour de 20-24°C et un contrôle strict du CO pour protéger le vin dans sa jeunesse.
  5. Élevage modéré : Il n’est pas rare de voir des élevages en amphore, en cuves bois sans fût neuf, pour préserver l’identité du fruit et minimiser les risques de déviations microbiologiques.

La patience devient alors le meilleur outil : certains cabernets naturels gagnent en douceur après quelques mois supplémentaires en bouteille, même s’ils ne prétendent pas à des décennies de cave.

« Il y a du cabernet dans l’âme de Bordeaux », mais faut-il le réinventer pour l’ère sans intrants ?

Le cabernet sauvignon, cépage roi du classicisme bordelais, n’est pas le plus spontané des compagnons pour la vinification nature. Mais il offre, quand il est compris et apprivoisé, une lecture bouleversante du terroir, farouche et immédiate, loin des conventions figées. Certains domaines minoritaires, dans le Médoc ou le Libournais, s’essayent – souvent avec une humilité salutaire – à redéfinir la chair et la texture de ce cépage.

Le plus grand enjeu se loge peut-être là : retrouver, derrière la réputation tapageuse du cabernet, la vérité d’un fruit, la sincérité d’un sol, la fugacité d’un millésime pauvre ou grand. Car le vin sans intrants, au contact du cabernet, ne promet pas une voie facile, mais il offre celle de l’expression nue, radicale, parfois implacable, souvent surprenante, toujours singulière.

Les prochains étés, plus chauds, plus secs, redessineront peut-être les contours du cabernet naturel. Bordeaux saura-t-il faire du vin vivant un nouveau classicisme ? L’histoire du cépage, déjà faite de bouleversements, n’a sans aucun doute pas dit son dernier mot.

  • Sources complémentaires :
    • VITISPHERE, synthèse cabernet sauvignon nature, mars 2023
    • La Revue du Vin de France – Hors Série Nature 2022
    • Institut Français de la Vigne et du Vin – Fiche technique cabernet sauvignon
    • NAT’Vin, état des lieux 2022
    • Wine & Spirit Education Trust, rapport vin nature 2021

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