Cabernet franc naturel : une voix singulière dans le choeur des vins rouges

1 juin 2025

Une présence discrète, un éclat à part : reconsidérer le cabernet franc

Il y a, dans le cabernet franc, une étrangeté familière, un charme de l’ombre qui attire les regards de ceux qui font quelques pas de côté dans les rangs serrés du Bordelais. Si ses hectares sont largement dominés par le merlot (près de 62% de l’encépagement bordelais selon la Chambre d’Agriculture de la Gironde, Chambre d'Agriculture 2023), le cabernet franc tient bon, solide sur ses racines. L’INAO recense, pour Bordeaux, environ 3700 hectares dédiés au cabernet franc (2022) ; à l’échelle de la France, le cépage couvre 36 000 hectares, principalement en Loire et Sud-Ouest.

Mais à Bordeaux, il demeure souvent en coulisse, compagnon de coupe du merlot ou du cabernet sauvignon. Pourtant, la montée des vinifications naturelles lui offre un terrain d’expression d’une rare justesse, dévoilant tout ce qui relie un cépage à sa terre, à sa lumière, à ceux qui le travaillent et surtout à celles et ceux qui le boivent, sans masque ni artifice.

Ce que la vinification naturelle change : laisser parler la matière

La vinification naturelle, en refusant les intrants œnologiques (levures sélectionnées, enzymes, acidifiants, soufre, etc.), fait le pari d’un dialogue direct entre raisin, microclimat et gestes du vigneron. Ici, le cabernet franc s’exprime sans filtre, livré à l’alchimie du vivant. Cette approche, qui a trouvé ses lettres de noblesse dans la Loire ou à Cahors, infuse aujourd’hui les terroirs bordelais.

  • Fermentation spontanée : le cabernet franc en vinification naturelle s’appuie exclusivement sur les levures indigènes, propres au vignoble — une diversité microbienne qui confère à chaque vin son unicité (source : IRQUA-VIN, 2019).
  • Absence ou baisse drastique de sulfites : là où le taux légal autorisé de SO₂ peut dépasser 150 mg/l (OIV, 2019), beaucoup de vignerons nature plafonnent à moins de 20 mg/l, certains n’en utilisant tout simplement pas.
  • Macérations douces : l’extraction tannique contrôlée (remontages limités, parfois semi-carbonique) favorise la fraîcheur, la délicatesse et l’expression primaire du fruit.
  • Élevages non interventionnistes : cuves béton, jarres, vieilles barriques, jarres de grès… pour accompagner sans déformer le message du raisin.

C’est précisément dans ce contexte que le cabernet franc révèle sa voix claire, vibrante, presque tactile.

Les marqueurs sensoriels du cabernet franc vinifié nature

Un fruit profilé, sans surcharge

En vinification conventionnelle, le cabernet franc peut parfois présenter des arômes végétaux marqués (poivron, rafle) — une réputation souvent hâtive lorsque ce cépage est vendangé trop vert ou sur-extrait. L'approche naturelle, alliant maturité mesurée du raisin et extraction ménagée, offre un registre plus nuancé :

  • Nez frais : notes de groseille, de cerise acidulée, de framboise, souvent relevées par un trait d’herbes fraîches, de poivre blanc, voire de violette ou de pivoine selon les terroirs (voir INCAVI, 2021).
  • Bouche digeste : tanins soyeux, acidité vive et rafraîchissante, peu ou pas de sensations boisées ou lactées.

La signature du sol et du vivant

Le cabernet franc a cette capacité rare à laisser transparaître la texture du lieu : argiles, graves, calcaires. En cuve nature, ces minéralités sont souvent exacerbées :

  • Sur graves : vins droits, floraux, d’une certaine tension.
  • Sur argiles et calcaires : fruits noirs, structure plus large, parfois une salinité en finale.
Des études menées par l’IFV (Institut Français de la Vigne et du Vin, 2020) confirment que le cabernet franc vinifié naturellement présente des profils aromatiques plus ouverts et une faible perception des défauts volatils, à condition que la vendange soit parfaitement saine.

Ce que le cabernet franc ne cache plus

Antonin aime à dire : « Il y a dans chaque gorgée de cabernet franc nature un accent, un frémissement de brume, comme si le vin osait montrer ce que ses voisins taisent — la fragilité d’un fruit, l’empreinte d’un vent, le rien qui fait tout. » Autrement dit, le cabernet franc nature peut révéler aussi les aspérités d’un millésime — la rusticité d’une petite année, la franchise d’une vendange réchappée de la pluie. Ici, la sincérité prévaut.

Pratiques vigneronnes : l’art subtil de ne “rien faire”

Le naturel n’est jamais le fruit du hasard ou de la paresse technique. Travailler le cabernet franc sans filet oblige à une vigilance de chaque instant – à la vigne, à la cuverie, à l’élevage.

  1. Vendange à maturité fine : Pas d’alibi pour des raisins au stade herbacé : il faut ici viser la juste maturité phénolique, témoin des conditions de l’année.
  2. Tri sévère et interventions douces : La vendange peut exiger un double tri, pour n’amener en cuve que les baies les plus saines. Les vinifications privilégient cuves ouvertes, pigeages manuels, températures modérées (18-22°C).
  3. Prise de risque mesurée : Le soufre minimal requiert plus que jamais une hygiène irréprochable — caves propres, remplissages réguliers, contrôle des températures, et surveillance attentive de la fermentation malolactique.
  4. Élevage patient : Certains laissent le vin sur lies, d'autres privilégient des soutirages légers pour préserver la fraîcheur et éviter toute déviation aromatique.

En Bordelais, quelques vignerons tracent cette voie : à Bourg, Blaye, ou en Entre-Deux-Mers, chez des pionniers comme Château Meylet, Château Le Puy ou encore Château Bel Air Marquis d’Aligre, l'expérience du cabernet franc nature bouscule la hiérarchie classique des cépages dominants.

Le cabernet franc nature à Bordeaux : des défis et des promesses

Si la Loire s’est faite ambassadrice du cabernet franc nature (Puzelat, Breton, Baudry, etc.), Bordeaux reste timide : moins d’une dizaine de domaines produisent des cuvées 100% cabernet franc en vinification naturelle, souvent en micro-parcelles. Plusieurs raisons :

  • Encépagement historique : La prédominance du merlot rend la présence en monocépage rare.
  • Pression des AOC : Les règles bordelaises favorisent l’assemblage et des profils techniques calibrés, plus que l’expression d’un cépage nu.
  • Sensibilité du cépage : Le cabernet franc, sensible à la coulure et plus tardif, ne pardonne aucun relâchement ; une année trop froide ou humide compromet nature et maturité aromatique.

Néanmoins, là où il s’affirme, il prend des airs d’électron libre. En 2022, une dégustation organisée par Terre de Vins sur les cabernets francs de Bordeaux montrait la diversité des profils : du vin de soif, vibrant, à la bouteille de garde patinée par cinq ou dix ans de cave. Le cépage en nature ouvre un dialogue inédit sur nos terroirs, entre notion de millésime, respect du sol, et audace des hommes et femmes qui osent sortir des chemins tout tracés.

L’expérience au verre : ce que le cabernet franc naturel donne à ressentir

Bouche après bouche, ce n’est jamais la facilité qui saute aux papilles, mais une densité d’émotions :

  • Texture séraphique, soyeuse mais toujours animée d’une fraîcheur tranchante.
  • Nez changeant : éclosions de fruits rouges, puis de rose fanée, de poivre blanc, de graphite parfois.
  • Notes salines, réglissées ou doucement épicées selon l’âge du vin et sa garde.
  • Sensualité pure : il n’est pas rare, sur un cabernet franc nature, de vivre une “retro-olfaction” presque tactile, tant le vin adhère à la mémoire du palais.

La température de service est ici capitale : 15-16°C suffisent. Carafez-le brièvement, pour libérer l’énergie du vivant. Il s’accompagne à merveille de légumes grillés, de charcuterie artisanale, mais aussi — pourquoi pas — d’un simple morceau de pain de campagne, pour laisser la magie opérer.

Les cabernets francs naturels, l’avenir d’un vin rouge libre ?

Travailler le cabernet franc en nature, c’est remettre en lumière un patrimoine qui semblait destiné à n’être que la doublure de grands assemblages. C’est offrir au Bordelais une part de sa diversité, trop longtemps voilée par l’uniformité des pratiques et la force du marché. Les générations montantes de vigneronnes et vignerons cherchent ici un autre geste, plus lent, plus réfléchi, qui épouse les saisons autant que les sensibilités contemporaines.

Au-delà de la tendance, c’est une relation renouvelée au vin, où le cépage conte sans artifice. Car si “naturel” ne veut pas dire sans défaut, il invite toujours le buveur à l’éveil, à la curiosité, à la gratitude pour ce fragile équilibre entre risque et beauté. Comme un vers libre glissé sur la page, le cabernet franc, en vinification naturelle, donne à Bordeaux une voix plus nuancée, plus émouvante, plus vivante.

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